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Les carnets de Louise Berthaux

14 novembre 2004

Aprés-midi d'automne

Non, je n'avais rien promis. À moi-même, je ne m'étais rien promis. J'attendais. J'attendais dans un mélange de force et d'insouciance que les aspérités de cette existence encore un peu chaotique puissent s'aplanir avec le temps, persuadée que j'étais que le temps pouvait polir bien des imperfections et apaiser beaucoup d'angoisse.
Je trompais cette attente dans de menus travaux.
Surtout là-haut, dans cette maison fraîchement rénovée du hameau de Roche-Molin, dont Jacques s'était porté acquéreur quelques mois après notre rencontre. Dans cette halte suspendue au-dessus du temps et des vissiscitudes de la modernité, j'aimais ranger les bûches près du poêle, bûches que Jacques m'interdisait de prendre pour nourrir le feu du soir ou des après-midi d'hiver. Je ne sais si c'était par prévenance ou par peur de ma gaucherie naturelle qu'il agissait ainsi.
En automne, avant que les soirs nous surprennent à tomber trop vite, et lorsque la pluie ne nous confinait pas dans la bâtisse de pierres du pays, nous allions aux champignons. Muni chacun d'une panière et d'un Opinel, nous arpentions le chemin boueux de chez Richaud pour monter dans les bois où se mêlaient feuillus et conifères. Nos découvertes nous amusaient souvent. Jacques taquinait mon éducation un peu rigide en comparant certains gros spécimens d'amanites avec les appendices masculins. Je récoltais au passage des rougeurs sur mes joues et une caresse de sa main ferme et caleuse sur l'arrière de mon jean's ou pire, sous mes jupes, l'oeil étincelant. Ses petites démonstrations coquines pouvaient parfois aller plus loin lorsque je me baissais devant lui pour ramasser de jeunes pousses qui me semblaient comestibles. Jacques trahissait alors quelques indices d'un appétit d'un autre type.
Parfois, nous nous séparions à la fourche d'un sentier, chacun explorant un territoire sans cesse remodelé par les pluies et les feuilles tombantes. En marchant sur ce tapis végétal mou par endroits, cassants par d'autres, je me laissais surprendre par des odeurs et des lumières qui m'hypnotisaient, me détendaient. Des odeurs de sous-bois qui flirtaient avec le moisi lorsque le ciel se couvrait, ou des reflets de diamants dans un écrin de rousseur lorsque le soleil accompagnait nos marches, fait plus rare. Le temps à Roche-Molin n'est en général pas clément. Je marchais alors, soulevant mes jupes longues souvent, dans la nef humide de cette cathédrale de verdure aux piliers de pins Douglas, où chaque rai de lumière semblait à mes oreilles être une confidence des anges. J'avançais jusqu'à sortir de moi, m'oublier complétement, oublier Jacques qui au lointain scandait mon nom histoire de se rassurer. Mais sa voix se perdait dans la lumière dardante et aveuglante, m'arrachant sans que j'y fasse attention un début de larme, ou une goutte au nez... Preuve en est : je rentrais souvent penaude, le panier aussi vide qu'un retour de chasse aux licornes, alors que celui de Jacques débordait de cèpes en tout genre et autres chanterelles grises. Son sourire, mêlant la satisfaction à une douce indulgence, était finalement la plus belle récompense de ces après-midi de cueillette. Moments que je ne ratais jamais, à l'époque. Même si je ne me préoccupais pas plus que ça de champignons.
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